Le Je, le Jeu, l’Enjeu (ou la notion de distance en communication)

En confrontation, « voler comme un papillon, piquer comme une abeille », selon la formule fulgurante de Mohamed Ali, c’est tout l’art subtile de la présence expressive, dans la distance du rôle.

Le communicant n’est pas Marlon Brando ou Robert de Niro. Inutile de sortir de l’actor studio et d’utiliser la méthode créée par Lee Strasberg, suivant le système de Stanislawsky, pour prendre la parole et débattre. Il n’est requis nulle identification physique et psychologique de l’acteur avec son personnage, ni de puiser en soi-même, à travers sa mémoire affective, émotions et affects.

Au contraire. Quitte à emprunter au théâtre, alors plutôt pencher vers la distanciation brechtienne. Rompre ce quatrième mur imaginaire, cette loi de la rampe, entre le plateau et la salle, en s’adressant explicitement aux spectateurs, en brisant l’illusion d’une réalité de la fiction, ou alors s’inspirer directement du « paradoxe du comédien » de Diderot.

Que nous dit la thèse de Diderot  : que l’on pourrait croire que le meilleur acteur est celui qui met le plus de lui-même et de sensibilité dans son jeu, or précisément le grand acteur est celui qui se joue de sang-froid, selon que plus il s’astreint à la répétition, plus il devient juste et étrangement spontané.

Oui soyons spontané.

Mais comment répondre à cette injonction paradoxale ?

Se jouer à travers soi, dans la protection du rôle, dans le fait de se re-présenter, exige effectivement une technique théâtrale, un apprentissage des bases de l’expression orale, une maîtrise de l’art oratoire. Redevenir ce que l’on est, retrouver cette spontanéité, répétable à l’infini, c’est précisément s’inscrire dans cette maitrise, être et dominer son propre outil.

« Comme il faut travailler pour être naturel » déclare Louis Jouvet

Oui « être naturel » repose sur des acquis et bizarrement donc, sur du culturel.

Dans la confrontation, tout l’art du « beau jeu » repose sur le fait d’être acteur et spectateur à la fois. Acteur au sens où l’on agit, spectateur au sens où l‘on se regarde agir. Et pour le résumer schématiquement, alterner le temps chaud, et le temps froid, au rythme de sa respiration. Inspirer/ s’inspirer, expirer/s’exprimer. Un temps pour penser ce que l’on dit, un temps pour dire ce que l’on pense. Un temps pour répondre à ce que l’autre dit, un temps pour entendre ce que l’autre exprime. C’est à dire en temps réel, avoir la capacité d’être l’athlète et le coach à la fois.

Faire le jeu et lire le jeu de l’autre.

Quand dans le débat, l’interaction, l’ENJEU est fort, alors le JE émotionnel supporte toute la pression et le JEU disparait. Or c’est précisément à fort ENJEU, que le bon négociateur, le polémiste aguerri sait envoyer du JEU pour libérer le JE de toute sa pression. 

Comme est vital le jeu mécanique dans l’ajustement entre deux pièces, dans l’assemblage et la construction, comme est nécessaire, ce relâchement dans la force et la rigidité d’un barrage par exemple.

Jouer, c’est dominer le sujet pour ne pas devenir LE sujet. Jouer c’est maitriser la situation pour ne pas se confondre avec la situation. Jouer c’est être le messager sans se fondre dans le message.

Etre acteur du débat, voire du conflit n’est pas se dissoudre dans la polémique, s’identifier à l’affrontement. Jouer c’est donc apprendre à ne pas être le sujet de son sujet. C’est savoir bien placer la cible, sur soi donc sur le je, ou sur l’antagonisme et donc sur le il.

Savoir choisir le lieu de la bataille.

C’est précisément dans ce sens du recul, dans cette danse de l’esprit et pour en revenir à Mohamed Ali, dans cette science du ring et de son jeu de jambes, dans l’art de l’esquive et du rebonds que se niche toute l’agilité, l’habilité du débatteur.

Cet art de la distance. Le style.

La distance en médiation, est cette attitude qui consiste à « ne pas prendre pour soi ce qui n’est pas soi », et en psychanalyse, c’est se distinguer, se dissocier des personnes et des événements.

En représentation, on ne joue pas sa tête à travers le rôle. On se joue de soi.

On n’est pas convaincant parce qu’on est convaincu, ou convaincant parce que justement pas convaincu en se faisant l’avocat du diable, on est convaincant parce qu’on a les moyens de sa conviction, parce qu’on a les ressources pour convaincre.

Les attitudes, les aptitudes.

On est convaincant parce que l’on est impliqué à convaincre.

Tel l’avocat, avec la même sincérité, il nous faut persuader d’une chose un jour et peut-être de son contraire le jour suivant selon les angles, selon les contextes, avec la même détermination et la même souplesse.

La conviction n’est pas au service de la vérité, y en a t’il une ?, mais de sa vérité du moment. Dans les limites de ses valeurs et de ses opinions, elle est au service de sa stratégie et de son objectif.

Elle est affaire d’engagement ou plutôt d’implication, tant dans la parabole de l’oeuf au bacon par exemple, le cochon est engagé tandis que la poule est impliquée.

Le jeu précisément, la distance, permettent à l’orateur de produire son effet sans y laisser sa peau.

 

Thierry Grosjean