
Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence alors tais toi (proverbe arabe)
Il est un paradoxe dans la prise de parole, c’est la puissance expressive du silence. Il donne à entendre, il donne à penser, il enregistre. Il offre cet espace cognitif à l’auditeur pour réfléchir, réagir, digérer ce qui est exprimé.
Il imprime.
Il donne à l’orateur la perception du feed back, ce retour subtil plus ou moins perceptible de l’auditoire, tant un monologue est aussi un dialogue, une parole qui traverse.
Oui, l’auditoire parle, même quand il écoute. Il exprime sa concentration ou pas, il bruisse et murmure, se fait pesant ou léger, s’interroge ou souscrit, exprime son appétence ou sa satiété. Il dit sa connivence, son doute, sa curiosité, sa présence, ses absences et le tout à la fois.
Et tandis que l’auditoire pense ce qui est dit, l’orateur pense ce qu’il va dire.
Le silence n’est ni le trou ni le vide. Il est au contraire un plein. Il donne sa densité. Il résonne de la parole donnée, la prolonge, la suspend, la met en tension, avant dissolution. Il est incantatoire.
Ô privilège du génie ! Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui (Sacha GUITRY), comme le silence qui suit la parole de l’orateur l’est aussi.
Il existe 7 figures de silences en musique : pause, demi-pause, soupir, demi- soupir… Il doit bien en exister tout autant entre les mots, les phrases, les paragraphes, les différentes parties du chant ou du champ discursif.
Le silence ponctue, donne le sens, renforce la dramaturgie. Le silence respire le texte, module le phrasé, rythme la scansion. Il accompagne la mélodie, engendre la prosodie. Il débite, énumère, ralentit, se fige. Est une mise en onde comme une mise en page. Il varie les plaisirs, le suspens, les attentes. Il se fait désirer, prolonge l’anecdote, prévient de la réponse, du résultat. Il annonce la décision, repousse la solution. Sculpte l’espace sonore, joue avec nos nerfs. Il amorce puis désamorce. Captive et nuance, saute une ligne, fait rupture.
Il est millimétré comme dans un effet comique, ce point de suspension, cette ellipse, dans cette mécanique si particulière qui ne tient qu’à un fil et qui déclenche l’effet ou pas, selon l’espace qu’on lui accorde dans une précision d’horloge.
Le silence se sait virgule, point virgule ou point d’exclamation. Il est point d’ironie, d’autorité, ou d’acclamation. Il ouvre les guillemets, referme les parenthèses, se substitue aux roulements de tambour.
Point focal de l’intervention, il suscite le doute dans la plaidoirie, prépare les « claptraps » ces pièges à applaudissements, joue du sous-entendu, dans la grandiloquence ou le minimalisme jusqu’au point final.
Le tribun sait que dans le silence de la voix, reste la prégnance du corps. Le regard qui écoute, les mimiques qui soulignent, le geste qui dit tout.
Le déplacement. L’effet de manche.
Le silence est un pouvoir. Le silence est le pouvoir : – Rien ne rehausse l’autorité mieux que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles. (Charles de Gaulle)
Sûr de sa parole, le rhéteur n’a ni la crainte de se la faire confisquer, ni le besoin d’accélérer le débit pour gagner du temps ou pour mieux en finir et s’en débarrasser. Mieux vaut en dire moins que le dire vite. Mieux vaut laisser sur sa faim que de gaver.
Il a parfaitement intégré que – le secret d’ennuyer est celui de tout dire – (Voltaire). Il fait des choix.
Sans se faire taciturne ou taiseux, l’orateur sait se taire, car il a compris que la perfection est atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher (Saint Exupéry) que la simplicité est la sophistication suprême (de Vinci).
Il a compris qu’être loquace c’est aussi savoir être laconique. Qu’il est urgent de faire sobre, qu’il faut prendre le temps de faire court, même si pour faire court, c’est un long travail :
– Je vous écris une longue lettre parce que je n’ai pas le temps d’en faire une courte – ( attribué à Blaise Pascal). C’est tout le défi de mes étudiants qui doivent présenter oralement en cinq minutes une enquête de six mois. Ils ne le peuvent que par éclairages et choix signifiants. Même pas un résumé. Pas même une synthèse. Une sorte de bande annonce qui invitera ou pas.
Du speech au pitch. Dieu que j’en ai entendu du verbiage pointilleux, de la bouillie de mots confuse, des idées vaseuses et rabâchées, faite de lieux communs creux ou pompeux.
Une sorte de pollution auditive prolixe ou laborieuse, en fond sonore.
“Quand l’homme oublie qu’il est le porteur de la parole, il ne parle plus. C’est bien en effet ce qui se passe : la plupart des gens ne parlent pas, ils répètent, ce n’est pas tout à fait la même chose. Quand l’homme ne parle plus, il est parlé.” (Jacques Lacan).
Jusqu’à ce que soudain, j’entende une verve, une faconde, une truculence, une parole qui saute aux oreilles et vous parle d’évidence.
La clef de cette parole : le poids du silence. Toujours.
Dans l’interaction, le débatteur sait se taire avant que sa parole ne s’essouffle, ne s’étouffe, parce qu’en dire plus serait en dire trop, parce qu’il est de son intérêt que la parole de l’autre nourrisse sa parole pour la détourner, la contourner, la retourner, voire la conclure.
Bref, pour bien s’ajuster, rebondir et que la réplique vienne. Qu’elle soit oraison solennelle ou exhortation impromptue, réquisitoire ou plaidoyer, qu’elle prêche, qu’elle sermonne ou qu’elle module et console, la parole est un outil d’influence, une arme de séduction. Elle est poison et antidote, elle sauve ou tue, blesse ou guérit.
De la harangue militante, à l’homélie sentencieuse, de la tirade inspirée à la diatribe impitoyable, elle s’habille de toutes couleurs, s’habite de toutes nuances. Elle donne le sens, tout son sens, par le silence.
Le débatteur sait user du silence pour analyser le contexte, anticiper les contre arguments (la prolepse) pour, adapter sa stratégie (guerre) par la tactique (bataille). Pour concéder un point faible, se montrer bon joueur et mieux fourbir les points forts dans l’offensive.
Pour s’épargner l’argumentation ad nauseam (accumulation) à débiter de l’argument au kilo tandis que l’adversaire se positionnera sur le dernier ou le plus inconsistant.
Pour ne pas céder à la prétention de la pléonexie, cette tentation d’en vouloir toujours plus et particulièrement le dernier mot, souvent le mot de trop.
Pour jouir de ce don d’ubiquité d’être à la fois présent et en retrait, en même temps. Il sait que le silence lui donne le temps et le confort d’esquiver, d’amortir, de ne pas forcément foncer, tête baissée dans l’objection comme dans une muleta.
Il sait voir venir l’obstacle, bien le distinguer pour mieux l’oublier dans l’évitement plutôt que de s’en obséder à courir droit dedans. Car vaut-il mieux ne pas parler pour dire que de parler pour ne rien dire, tant rien n’est plus difficile à réfuter qu’un silence.
Le tribun sait que la parole est volatile, que les paroles volent et s’envolent que seules les empruntes et les impressions restent. Il sait combien le silence écoute, repère, recentre, échafaude, recharge les batteries, retient son souffle pour mieux donner du souffle à la parole.
Il sait la différence entre le vouloir parler et le vouloir se faire entendre. Entre parler et bavasser.
Oui le tribun pédagogue sait, contrairement au causeur de sa cause, au volubile de sa bile, au disert dans le désert, qu’au commencement était le verbe, pas le verbeux.
Thierry Grosjean