Communication dans l’art : l’art d’un dialogue muet. Par Fanny Laudicina.

L’art nous parle de dialogue.

Et le dialogue est un art.

Avec Fanny Laudicina, entrez dans cette danse à Bougival de Renoir, qui nous dit beaucoup sur le dialogue. Ce dialogue qui exige l’implication des parties dans un jeu humain fait de mots, certes, mais aussi d’un rapport très profond à l’altérité, une certaine relation à autrui faite de curiosité, de plaisir, d’intérêt et de respect mutuels.

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En matière d’éducation à la vie, l’image est propice à remonter la machine à rêves. Adolescente, j’ai regardé, beaucoup, cet homme qui regardait cette femme, dans La Danse à Bougival de Renoir (1882). Et je comprenais très bien ce qu’il était en train de lui dire. Une représentation éloquente, comme on dit. Eloquente ? Etymologiquement : une représentation « qui parle ». Le peintre réussit ici une double prouesse : d’une part donner à entendre à travers une peinture, et d’autre part faire porter le message par un élément masqué, le regard.

C’est par la porte dérobée de ce regard qui se dérobe, que s’exfiltre le désir. Pas de doute, c’est de cela qu’il s’agit. Ces yeux absents sont ici, non pas le miroir de l’âme (qui n’a sans doute que faire dans cette histoire) mais le miroir du corps. La femme éprise, la femme est prise, la danse, l’emprise : main plaquée sur son dos, qui la presse ; poigne vigoureuse annonciatrice d’autre vigueur, qui mène la danse ; et ce regard, qu’on ne voit pas et qui dit tout le reste. Ces 3 motifs masculins : main/main/regard, guident le spectateur dans sa vision circulaire autour des visages. On n’en sort pas. Nous aussi, entrés dans la danse, voyez comme on danse. La femme détourne le visage (nous prend à témoin ?), nous, spectateur, n’en perdons pas une miette. Nous sommes au spectacle de l’amour à venir. Ah ça, pour regarder on regarde, tant « ça nous parle » ! On écoute aussi, car à la seconde suivante, que se passera-t-il ? Un baiser ? Une déclaration ? Une phrase à ne pas mettre dans toutes les oreilles ? Pour l’instant, rien n’est dit, c’est l’instant suspendu… Renoir impose le focus, dirige l’œil vers le dialogue muet.

Et c’est cela, précisément, qui est superbe ! Le peintre ne cherche pas à suggérer le langage dans son versant verbal. Il a saisi que cette affaire des sens peut se passer de mots. Que lorsqu’on s’adresse vraiment à quelqu’un, c’est tout le corps qui parle. Amusant de penser que le mot « parler » prend racine étymologiquement dans le mot « rapprochement ».

Renoir possède tellement la science des corps qu’il saute par-dessus tous les paradoxes : ces deux-là sont en dialogue, serré, étroit, alors même qu’ils ne se parlent pas, quand bien même ils ne se regardent pas. Ou plutôt, c’est tout leur corps qui devient éloquent, leur être au complet qui devient regardant ! La présence-absence brûlante du regard happe et trouble : cette partie cachée entraîne tout le reste, la position des lèvres et du menton, celle des épaules, puis du corps tout entier. On pourrait résumer cet art du dialogue muet comme ceci : si le regard est là, canalisé dans une intention adressée à l’autre, alors tout passe, tout circule, tout se déroule de la pensée.

Retour aux encyclopédies encore, qui expliquent ainsi la nature vive du dialogue : « une parole raisonnée et agissante, qui pénètre, tranche, et traverse complètement et méticuleusement ». En effet, il n’y a pas moyen de se méprendre sur ce que dit, dans son langage non-verbal, notre protagoniste d’huile et de toile. Muet peut-être, mais pas réduit au silence ! Il est impossible de considérer qu’une parole raisonnée puisse être pénétrante si elle n’est pas portée par un corps agissant. Le plus puissant discours n’est jamais que papier s’il ne s’incarne pas dans un geste, dans une voix, dans une énergie. Dialoguer ne signifie pas opposer argument contre argument ; un dialogue exige l’implication des parties dans un jeu humain fait de mots, certes, mais aussi d’un rapport très profond à l’altérité, une certaine relation à autrui faite de curiosité, de plaisir, d’intérêt et de respect mutuels. Dialogue des nations, dialogue inter-religieux, dialogue social… on ne converse pas, on ne blablate pas quand on dialogue. On pose un acte.

Sous le pinceau de Renoir, ce dialogue prend les aspects du désir teinté de tendresse d’un côté, d’une écoute et d’une confiance de l’autre. Le dialogue est une parole qui traverse (dia/logos) ; ce n’est pas une parole sur soi, une parole pour soi – écueil souvent en matière de communication – mais un mouvement qui va chercher l’autre. Penser qu’il peut ainsi s’agir d’une danse rend les échanges avec autrui infiniment désirables.

 

Fanny Laudicina

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