Le corps de la pensée. Par Thierry Grosjean

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« Le corps précède la pensée » écrit le philosophe marcheur Frédéric Gros, dans son ouvrage : « Marcher, une philosophie ! » (Carnets Nord).

Si le corps précède la pensée, n’y voyons évidemment pas, un corps en pleine cogitation intellectuelle élaborant des concepts, mais bien un corps, telle une ascèse, entraînant la pensée, la menant, l’amenant, l’emmenant.

Fort de son expérience de formateur en communication orale, Thierry Grosjean confirme les propos de Frédéric Gros : c’est bien le corps qui entraîne la pensée ; et c’est un corps solide qui amène la pensée agile.

 

« Le corps précède la pensée » écrit le philosophe marcheur Frédéric Gros, dans son ouvrage : « Marcher, une philosophie ! » (Carnets Nord).

Si le corps précède la pensée, n’y voyons évidemment pas, un corps en pleine cogitation intellectuelle élaborant des concepts, mais bien un corps, telle une ascèse, entraînant la pensée, la menant, l’amenant, l’emmenant.

Le corps entraîne la pensée, dans le sens où il la met en mouvement, mais dans le sens aussi où il la muscle, comme un athlète fait ses gammes physiques, soulève ses haltères. 

Si le corps n’est pas intrinsèquement intelligent, si marcher ne rend pas forcément intelligent, le corps a son intelligence. Ne serait-ce que de dialoguer avec le cérébral, articuler une conversation avec l’esprit et participer à la spéculation et à son expression, orale, voire écrite.

On sait que nombre d’écrivains, Lewis Carroll, Charles Dickens, Ernest Hemingway, Vladimir Nabokov, Philip Roth, Virginia Woolf… travaillaient debout à un pupitre plus ou moins ergonomique.

On connait les philosophes marcheurs, de Socrate et ses péripatéticiens, à Rousseau, Kierkegaard, Nietzsche, le promeneur méthodique Kant, les poètes de la déambulation, Rimbaud, Thoreau, Nerval, Hölderlin…

On se rappelle que Gustave Flaubert donnait corps à son texte en le déclamant dans son « gueuloir », que Molière élaborait ses pièces sur scène, à travers la diction même de ses comédiens, finalisant l’écrit par l’oralité.

Dans la pérégrination, mettre un pied devant l’autre, comme un mot après l’autre, consiste finalement à impulser un rythme, trouver une scansion, un « beat » dans la lenteur. Une respiration.

Mais qui de l’oeuf ou la poule ? Ou l’éternel débat du fond et de la forme ; « la forme étant le fond qui remonte à la surface ». (Victor Hugo).

Frédéric Gros semble avoir tranché.

Le corps précède l’esprit comme la forme motive le fond.

En expression orale nous le savons tous, c’est le corps libéré et délibéré qui donne l’élan, c’est le corps amplificateur qui donne la voix, c’est le corps expressif qui nourrit l’expression. C’est la résonance qui détermine le raisonnement, l’implication physique qui incarne l’engagement. 

Car la présence physique donne accès au discours, comme le regard soutenu accélère la réplique ou les ancrages sensitifs stimulent le neurone. Car, du contenant vient le contenu et pour grossir le trait, du contact vient le concept.

En situation, la pertinence de la réponse ne surgit pas des notes bien paginées, ni des powerpoints qui défilent, ni, tandis que mes yeux s’affolent désespérément, en haut en bas, à chercher quelque part dans ma tête un bout d’idée ou de mémoire, mais bien de la disposition physique que j’ai à inviter l’idée, stimuler la pensée, libérer la parole en m’appuyant sur le corps de l’autre pour mieux projeter le mien.

C’est du corps solide que vient l’agilité de l’esprit.

Bien sûr le corps parle, en sa faveur ou à son détriment, et bien sûr notre corps nous parle, dans ses sensations, serein ou en panique, mais surtout c’est lui, dans sa verticalité, qui nous fait parler. Il dynamise la parole, emplit les trois espaces de sa présence expressive : physique, vocal, argumentaire.

Il donne à voir, à entendre, à penser. Et à donner à penser, il pense (pour mieux se faire oublier).

Mais trop souvent c’est bien la pensée qui précède le corps. Le discours qui s’affronte au corps, la parole qui entre en collision avec le corps. C’est alors l’engorgement de mots qui se bousculent au portillon, la fuite du regard vers la ligne bleue des Vosges et le corps affaissé devenant le tombeau du verbe.

Comme si l’esprit pensait maitriser le corps, l’apprivoiser ou le contraindre, or c’est le corps qui dispose. Et s’offre disponible ou pas. Et c’est le corps qui concrétise la pensée et l’embarque jusqu’à la parrêsia (notion grecque – liberté de tout dire à hauteur du courage de dire) ou au naufrage.

C’est le corps qui joue ou qui fait déjouer. Et, pour le dire trivialement, c’est l’orateur qui est bien dans ses « pompes » (ou bien à côté). 

Quand Frédéric Gros nous rappelle que, courir est un sport, et marcher une philosophie, il nous confirme combien s’exprimer par le corps n’est pas juste une pensée en mouvement mais bien la pensée par le mouvement.

C’est par la grammaire du corps que vient se matérialiser l’énonciation de l’abstrait. Sa parole.

Et cette grammaire du corps, quelle chance, nous l’enseignons !

 

Thierry Grosjean